Eric R.

Conseillé par (Libraire)
10 septembre 2018

Le Monarque des Ombres

En refusant d’écrire la vie d’un jeune phalangiste de sa famille, mort en héros, Javier Cercas poursuit sa quête de compréhension de la guerre civile espagnole. Un récit exceptionnel qui nous interroge sur les prétendues certitudes de l’Histoire et le fondement de nos jugements moraux. Remarquable.

C’est un portrait usé par le temps. Le jeune homme, engagé dans le camp des phalangistes, est l’oncle de la mère de Javier Cercas. Il s’appelle Manuel Mena. Il va mourir au combat le 21 septembre 1938 sous les balles républicaines et devenir un héros familial. Ce jeune parent est « devenu le parfait symbole funèbre et violent de toutes les erreurs et les responsabilités (...) le déshonneur de mes ancêtres ».

La photo réaliste, dont on croit pouvoir deviner les secrets va peu à peu s’estomper sous les récits vérifiés de l'enquête de Cercas. L’Histoire nous apprend en effet que Manuel Mena a eu politiquement tort. Mais moralement ? Sans jamais remplir les blancs des témoignages ou des écrits, voulant « céder la parole au silence » quand il ne sait pas, Javier Cervas, au fil de ses découvertes va envisager le regard du jeune homme photographié sous un autre angle. Dans le labo de l’Histoire nationale et familiale, les certitudes de Javier Cercas vont vaciller.
Peu à peu un autre Manuel Mena apparaît, Javier Cercas comprend finalement que l’histoire de nos ancêtres nous constitue comme nous constituons l’histoire de nos descendants. En cela le récit de la vie de Manuel Mena est aussi un peu le nôtre. Il peut nous alléger du poids de la honte de notre passé, même ignoré.

Eric Rubert.

Chronique complète sur le site Unidivers.

Conseillé par (Libraire)
30 août 2018

Un album tendre, doux, et rose...

Depuis notamment, « Les petits ruisseaux », on connait les goûts de Rabaté pour, sans ordre de préférence, la campagne, les tracteurs, les petits coups de blanc, les cyclistes, les femmes d ‘âge mûr bien en chair. Quand on feuillète « Didier, la 5e roue du tracteur », on se dit que l’on est bien en terrain connu. Pourtant cette fois-ci c’est Ravard qui est au dessin mais Rabaté, scénariste ne pouvait oublier ses amours.

Comme le montre le tracteur de la couverture on ouvre donc un album ROSE. Flaschy, pétant, violent, un rose tout à fait normal pour une histoire à l’eau de la même couleur. Vous imaginez, Didier, 45 ans, est agriculteur en Bretagne. Il vit avec sa soeur, Soazic, dans une exploitation laitière, et surveille surtout ses … poires. Et ses hémorroïdes qui l’incitent un jour à chercher âme soeur par Meetic.

Bien sûr, les ventres sont gros. Bien entendu les vaches ont une panse gonflée. Évidemment les hommes boivent un peu trop. Mais à ces grosses ficelles sont associées de purs moments de gentillesse et de poésie. Rabat et Ravard aiment trop leurs personnages pour les ridiculiser et les trainer dans la bouse (de vache). Ils sont humains avec leur fragilité et leur sensibilité, parfois dissimulées mais toujours présentes. Ce n’est pas pour autant le monde de Disney et les situations rappellent l’attachement au réel. La Fête des Labours ressemble beaucoup à celle de votre commune. Serge se retrouve à la rue après la liquidation de son exploitation. Les suicides des agriculteurs sont évoqués mais l’humour et l’amour reprennent toujours le dessus. Et à l’image des populaires « Vieux Fourneaux » les dialogues savoureux restent dans les mémoires, comme ce cri de Coquinette, rencontrée sur Meetic et un peu « portée sur la chose » malgré son âge:

Avec « Didier », Rabaté et Ravard nous offrent un album tendre et doux. Et rose. Trois qualificatifs que cette BD illustre à merveille...

Conseillé par (Libraire)
29 août 2018

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds.

Si vous êtes déjà allés en Islande, à la lecture de ce roman vous sentirez de nouveau l'air marin emplir vos poumons et le vent s'appuyer fortement sur vos épaules pour vous faire ployer sous le ciel menaçant, « comme en prière, comme un pénitent qui implorerait grâce ». Si vous ne vous êtes jamais rendus dans cette île exceptionnelle, ce livre vous fera connaître l'âme d'une nation où la nature submerge l'individu et le maintient au rang de second rôle. Mais pas seulement.

On avait découvert Stefansson avec son magnifique « Entre ciel et terre », ouvrage âpre, à la lecture lente et syncopée, dans lequel l'auteur islandais dans le cadre d'une banale histoire de pêches à la morue au cours du XIXème siècle traduisait avec force la violence des forces terrestres et célestes. Avec ce quatrième ouvrage l'écrivain poursuit, avec son style unique, sa quête de mots pour transcrire la réalité d'un monde qui nous échappe, absurde souvent, incompréhensible toujours.
Son écriture est comme la mer qui le fascine tant : changeante et mouvante. Elle déborde, s'agite sous la tempête. Elle se fait douce et poétique aux moments d'accalmie.

L'Islande, cette terre sauvage et la région de Keflavik, où « nulle part en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort », est un lieu idéal pour la quête d'une indicible beauté. Ici rien que la lande, le vent, la neige, la pluie, les étoiles et la mer, éléments indispensables pour amener l'homme face à lui-même et à sa condition. L'individu est dépouillé de son statut social et trouve sa vérité quand il plonge dans la mer glacée à la rencontre de la lune ou de son reflet. Il lui reste les mots eux « dont on peut se passer pour vivre mais pas pour survivre ».
Ces mots Ari le personnage principal va les rechercher au-delà du silence des ciels étoilés. Il a cinquante ans. Il a fui son pays et son passé pour vivre à Copenhague. Un colis reçu de son père empli de souvenirs va le ramener sur sa terre natale. Il ne rentre pas seulement « chez lui » mais va plonger par le souvenir vers le passé de trois générations : celle de ses grands parents et de leur vie de pêcheur à Norðfjörður (sous titrées « Jadis » ce sont les plus belles pages), celle de son enfance à Keflavík vers les années 80 et celle de sa vie d'homme actuelle.

Ce voyage dans l'espace et dans le temps permet à l'auteur de tendre à l'universel. Il nous plonge avec lui dans les souvenirs purement nostalgiques d'époques révolues comme ces pages consacrées au travail dans les usines disparues de conditionnement du poisson ou le « pillage » des colis arrivant sur la base américaine de Keflavic. Il trace ainsi à cette occasion de magnifiques portraits d'ouvriers, de femmes à l'image de Kristjan qui ne peut vivre et travailler sans déclamer des vers d'Einar Benediktsson, poète islandais. Mais l'essentiel, au-delà de l'histoire de la nation islandaise, réside bien dans l'agencement des mots et des phrases, cette poésie que l'homme cherche à formaliser pour trouver le « beau ». La mer est belle, dangereuse mais belle. Le ciel est beau, angoissant mais beau. Encore faut-il que cette beauté passe l'obstacle du silence pour exister réellement car «quelle valeur a notre vie si personne ne consent à en écouter le récit ? ».

Nous l'écoutons donc Stefansson raconter la vie d'Ari, de Margret sa grand-mère qui détache ses cheveux pour signifier qu'elle est nue sous sa robe et qu'elle attend l'amour, d'Oddur son grand-père armateur qui serre les poings en signe de passion. Il raconte et rompt le silence de ces vies a priori banales mais si proches des nôtres. Il dit tout de nos faiblesses, de notre incompréhension des faits et des êtres, notamment dans des dernières pages superbes et poignantes.

Avec ces fjords glacés et profonds, l'Islande est ainsi le décor de notre Histoire, une métaphore de notre quête du sens de la vie. La naissance, la vie, la mort, le caractère éphémère de notre passage sur terre sont étalonnés à l'échelle des trois points cardinaux de Keflavic, le vent, la mer et l'éternité car « la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance ».

Stefansson parle souvent du cœur, celui inséré dans notre poitrine, réceptacle de nos émotions. Il le compare avec le vent qui souffle sur la lande déserte, la neige qui obstrue l'entrée des maisons des pêcheurs. Le cœur de l'écriture de Stefansson résonne ainsi profondément en nous. Comme la coque de bois d’un navire qui craque dans la tempête. La tempête de la vie.

Conseillé par (Libraire)
27 août 2018

Roman choral d'une fluidité exceptionnelle.

Dans sa BD « Lulu femme nue », Etienne Davodeau racontait l’histoire d’une femme qui voulait s’échapper de son quotidien et de son foyer pour quelques jours. Dans son roman « Les Lisières », Olivier Adam scrutait les vies pavillonnaires au bord des cités. Dans ses livres, Silvia Avalonne, décrit la vie dans les grands immeubles italiens au bord des usines. Tous ont en commun de parler de ces « gens de peu », de ces vies qui ne font pas la une des journaux mais qui ressemblent de si près à la nôtre. Avec « Leurs enfants après eux », Nicolas Mathieu dans son deuxième roman, s’attache lui aussi à suivre, pendant quatre étés, des adolescents en mal de vivre, en recherche de repères dans une région touchée par la crise qui a aboli les valeurs et les repères. C’est dans une vallée de l’Est de la France, proche du Luxembourg, que vivent Anthony, Stephanie, Hacine ou Vanessa. C’est entre des zones pavillonnaires, des ZUP, des ZAC, des ZEP que ces adolescents de 14 ans en 1992, vont grandir, découvrir l’amour, l’argent, le sexe, le cloisonnement social.
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Dans ce roman choral, avec une fluidité exceptionnelle, et un style sans emphase, l’écrivain de Nancy nous transporte dans des vies qui n’ont pas besoin d'évènements exceptionnels pour être suivies. Un superbe livre de l’entre deux: entre deux générations, entre deux catégories sociales, entre deux lieux. Entre le lecteur et un écrivain magnifique.

Lire la chronique complète d'Eric Rubert sur le site unidivers.

Chronique familiale

Folio

9,40
Conseillé par (Libraire)
27 août 2018

A la mesure de l'Univers

Tout a commencé par le ciel, la mer, la terre. Et peut être par l’Islande et Keflavik, cette ville la plus éloignée du monde dont Jon Kalman Stefansson avait fait le centre de son précédent roman « D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds » (lien article précédent Unidivers). Annoncé comme la suite de cet ouvrage, « A la mesure de l’Univers » permet de retrouver dans la ville de l’ancienne base militaire américaine, l’endroit le plus noir de l’île, le personnage central, Ari, poète et peut être double de l’auteur. Ce dernier rentre au pays pour revoir une dernière fois, son père malade et revivre par bribes son passé que lui rappellent des chansons, la lumière de la lune, ou de vieux cahiers. A travers des chapitres courts qui alternent les époques et les personnages, se tisse une histoire extraordinairement complexe et simple: celle d’un homme, d’une famille, de son passé. Comme dans le romans précédents, la nature est toujours omniprésente et indissociable du destin des êtres, plus forte que tout. Mais cette fois ci ce sont les femmes et les hommes qui prédominent à travers plusieurs générations et qui perpétuent leur mal à l’âme, le mal des personnes qui ne trouvent pas leur place dans un univers qui leur a pourtant transmis des qualités et des raisons de vivre. Par un procédé exceptionnel d’allers retours dans le temps, qui donne au livre un caractère romanesque puissant jusqu’aux dernières pages, une gifle de Oddur, pêcheur légendaire, à un de ses fils matelot, se transmet à Jakob, poivrot invétéré, qui claque lui même la joue de son fils Ari. Une gifle, transmise de génération en génération, comme le Mal et qui va transformer la vie de toute une famille. Ainsi va la vie en Islande. Et ailleurs dans le monde. La violence et la souffrance se perpétuent comme une malédiction, chacun enfermant dans son âme des douleurs inavouées. Les femmes, ont en plus le malheur de souffrir de la violence des hommes, cette violence qui les fait subir leur autorité, leur puissance physique et sexuelle. Les portraits de Margret, grand-mère d’Ari, d’Anna amie de Jakob et tant d’autres éclairent le roman comme la lune, « portée par des chants d’oiseau », embrase la voute céleste. Héroïnes de vie banale, elles seules osent vivre leurs sentiments, louvoyant à l’occasion, luttant toujours, perdantes souvent mais gagnantes parfois.

Les décennies peuvent défiler, rien ne change dans le destin des hommes: le poisson demeure la raison de vivre d’une nation, les riches veulent conserver leur autorité, les pères veulent imposer leur volonté à leur fils, les mères se taisent et pleurent et il est toujours aussi difficile d’aimer. Difficile de pouvoir le dire et de l’écrire. Alors Stefansson le dit pour eux, avec des mots qui peuvent sauver la vie, les mots de la poésie, les mots pour décrire les seins de la bien aimée:

« Le droit

Il a la forme d’une planète
ou d’une chose qui me fait pleurer
il y a des étoiles au-dessus de ma tête
mon désir est la nuit qui le sépare »

les mots de la neige, « cette blancheur tombée du ciel » ou de la nuit qui « inonde la maisonnée m’emplit de tout ce qui est, elle m’emplit d’une époque engloutie, de vie, de mort (…) ». On parle même parfois de Dieu ou de Jésus, mais parce qu’il faut bien nommer ce que l’on ne comprend pas car les choses n’existent pas si on n’arrive pas à leur donner de nom: « A quoi servent les poètes s’ls ne sont pas capables de nous aider à vivre? ». Il faut les mots de Maïakovski repris par Stefansson, pour appeler un homme, « un nuage en pantalon », afin de ne pas effaroucher les femmes. Ainsi la poésie, vieille tradition islandaise, ou les chansons, rythment la vie du livre et du temps qui passe.

Avec un style unique, Stefansson aborde tous les domaines de la vie: l’amour impossible, le désir sexuel, la violence des corps et des sentiments, la réalisation de soi, le sens de la vie, la vieillesse, la mort, le tout « A la mesure de l’univers », titre ambitieux mais légitime. Ainsi livre après livre, l’auteur islandais construit une oeuvre exceptionnelle. Nobel de Littérature Toni Morrison a donné une dimension mythique à la lutte des noirs et des délaissés aux Etats Unis. Garcia Marquez a rendu épique et onirique l’histoire de l’Amérique Latine. De leurs pays et de leurs enfances, ils ont fait des oeuvres universelles. Avec poésie et lyrisme Stefansson fait connaître l’Islande au monde entier. A son tour, il rend son île unique et universelle. Avec dans les marges, le ciel, la mer, la terre, larges et infinis comme son oeuvre en cours.