Murnau des ténèbres, Roman

Nicolas Chemla

Le Cherche Midi

  • Conseillé par (Libraire)
    6 janvier 2022

    Tabou, tournage maudit

    Une mire de caméra, un flash-back, l’apparition quasi fortuite d’un protagoniste qui revient sur une histoire qu’il a vécue et dont il souhaite nous transmettre la palpable vérité, et nous voici au cinéma. On pense au procédé scénaristique du journal intime, ou à la voix off des films noir, comme celle de Waldo Lydecker, narrant chez Preminger, dans le film du même nom, l’histoire de Laura, déplorée avant même d’avoir été, à l’écran, incarnée. On se demande aussi si notre narrateur ne va pas être victime, comme dans les films de Jacques Tourneur, de la vengeance d’une mystérieuse puissance occulte tant son interlocuteur peut paraître inquiétant. On ne peut pas non plus ne pas penser à la figure de Kurtz, ce fantôme initié surgi du fond du Néant, dans Apocalypse Now, qu’on sait inspiré du marchand d’ivoire d’Au cœur des ténèbres de Conrad. Et c’est accompagné de ces revenants directement issus de l’enfance, que l’on va vivre l’épopée de ce tournage maudit dans les Mers du Sud.

    Nous sommes en 1931. Tabou, dernier film du maître allemand, l’un des derniers films muets d’Hollywood, témoigne de la fin de l’innocence. Et c’est bien ce que Nicolas Chemla parvient à faire suinter tout au long de son texte, prenant appui sur Murr et Bob, ces deux amis et rivaux que sont Friedrich W. Murnau et Robert Flaherty (réalisateur du célèbre Nanouk l’esquimau). Dans l’exposé des faits et des personnages et les anecdotes qu’il relate, il est précis, rigoureux et sévère, à la manière d’un Flaherty qui refuse de pervertir ses images à quelque forme de fiction. Dans les interstices poétiques qui accompagnent la rêverie intérieure de son héros-lecteur, il est aventureux, jouisseur, romantique et baroque tout à la fois, à la manière d’un Murnau, démiurge de l’émotion esthétique. Deux visions antagonistes s’affrontent, celle du précoce lanceur d’alerte qui jette une franche lumière sur la menace que l’Occident fait peser sur ces territoires encore vierges et préservés, et celle du génie tapageur, avide de faire scintiller à la lueur de la lune l’intense sensualité qui se dégage des peuples qui en révèlent l’humanité.

    On aura entamé notre lecture par la fin tragique et accidentelle de Murnau, victime de son excès, de cet hubris hollywoodienne qui accompagnera parfois à son insu une partie du désastre. Mais ce Murnau des ténèbres raconte aussi, au cœur des ténèbres, la puissante incandescence de la mort qui vient éclairer la nuit.

    E hari te fau / Le palmier croîtra
    E toro te faaro / Le corail s’étendra
    E no te taata. / Mais l’homme périra.
    Dicton polynésien (rapporté par Patrick Deville dans Fenua, Seuil, 2021)

    Voir des films, voyager. C’est la même chose. Voyager et non pas s’évader ou fuir (to escape). Voyager, c’est savoir qu’il faut un but pour avoir une chance de jouir du voyage lui-même, qui est d’être « entre », c’est-à-dire protégé. Pareil pour les films : les plans, ce sont les cahots des wagons. Voir des films, voyager : pour les autres aussi, le public normal, cela fut vrai. Mais ils sont devenus touristes (consommateurs de voyage) et ils n’attendent plus du cinéma qu’il leur « donne » le frisson de l’exotisme, ni du film qu’il les y mène à son rythme (lent).
    Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, POL, 1993